Un enfant sur deux va devenir centenaire

Jamais la Terre n’a porté autant de vieux. Et cette situation n’est pas près de s’inverser. Dans dix ans, les plus de 60 ans représenteront, en France, près de 25% de la population et l’on comptera davantage de grands-parents que de petits-enfants. Les conséquences de ce vieillissement ne sont pas seulement économiques, affirme Jean-Louis Lespes, l’un des meilleurs connaisseurs de cette nouvelle «société de la retraite». Elles seront aussi sociologiques, culturelles, politiques… On risque même de voir surgir des conflits entre générations et émerger une société plus nostalgique, moins entreprenante. Faut-il crier alors au «péril vieux»? Ou se réjouir de l’avènement d’une société plus mûre, plus sage? Le vieillissement de la population est inéluctable, mais il n’est pas un drame, à condition que l’on sache, demain, comme le suggère Jean-Louis Lespes, en prévenir les conséquences et, surtout, donner un nouveau sens à ces années gagnées sur la mort.

Le commissariat au Plan, après d’autres organismes, vient de révéler son inquiétude à propos du vieillissement de la population française. Serions-nous menacés par un «péril vieux»?

Je ne parlerais pas de péril! Mais c’est un fait: il faudra s’habituer à vivre avec davantage de personnes âgées. Ce vieillissement en cours concerne toutes nos sociétés occidentales et il entraînera, telle une lame de fond, des changements massifs pendant plusieurs décennies, et dans tous les domaines: économique et financier, bien sûr, mais aussi sociologique, politique et même éthique. Un exemple: aux Etats-Unis, des spécialistes n’hésitent plus à écrire qu’il faut mettre un terme aux travaux de recherche et au traitement de survie des personnes de plus de 75 ans. J’ai même lu: «Le troisième âge américain n’a pas le droit de s’offrir une immortalité progressive aux frais de la société!» On n’en est pas encore là en France, mais la question du vieillissement est sous-jacente dans tous les débats qui président aux futures politiques de santé… Et il existe bien d’autres répercussions sociétales et culturelles que l’on ne soupçonne peut-être même pas!

Comment en sommes-nous arrivés là?

Le vieillissement de la population est lié à trois éléments, qui cumulent leurs effets. D’abord, l’allongement de la durée de la vie, le recul de la Faucheuse, si j’ose dire: nous avons déjà gagné vingt-cinq ans en quarante ans et les médecins pensent que ce phénomène peut se prolonger. Chaque jour, nous continuons d’augmenter de près de six heures notre espérance de vie. Soit un an tous les quatre ans! Chaque enfant qui naît aujourd’hui a une chance sur deux de devenir centenaire. Le deuxième élément, c’est la chute de la natalité: le baby-krach. Le taux de fécondité des femmes a pratiquement été divisé par deux en vingt ans. De telle sorte que les générations ne se renouvellent plus. La garde montante est plus maigre que la garde descendante! Enfin, le papy-boom explosera à partir de 2005, quand les enfants du baby-boom entreront dans le troisième âge. Le nombre des plus de 60 ans augmentera alors de 800 000 personnes par an, et ce pendant deux décennies. Dans dix ans – ce sera une première! – il y aura plus de grands-parents que de petits-enfants. La part des plus de 60 ans, qui représentent aujourd’hui le cinquième de la population, sera proche du quart.

 

Nos sociétés vont devoir donner du sens à ce temps gagné sur la mort

Autrement dit, les vieux seront plus nombreux et vivront plus longtemps… N’y a-t-il pas un risque accru de conflits entre générations?

Prenons garde à ne pas regarder la situation de demain avec les yeux d’aujourd’hui. On n’a pas l’âge de ses artères, dit la sagesse populaire, mais celui de ses idées. Or les aînés ne sont plus de petits vieux, mais des personnes souvent dynamiques et en bonne santé. Une femme de 60 ans a près du tiers de sa vie devant elle. Nos sociétés vont devoir donner du sens à ce temps gagné sur la mort, c’est-à-dire une valeur symbolique, une utilité. Demain, les anciens ne se définiront plus par la simple opposition au monde du travail ou aux jeunes, mais par leur nouveau rôle social et les activités qu’ils seront amenés à remplir, au sein des associations, par exemple.

Peut-être, mais tout ce petit monde va devoir cohabiter durant de longues années…

Pour la première fois, trois générations très différentes vont vieillir ensemble – pendant dix-huit ans – avec leur mentalité, leur vision du monde, leur comportement, leurs codes… Aujourd’hui déjà coexistent la génération de la Libération (qui a eu 20 ans en 1945), la génération de Mai 68 et celle du mur de Berlin (20 ans en 1989). La première a vécu une jeunesse marquée par les épreuves. Son âge adulte a connu des succès inattendus: regain démographique, prospérité et enrichissement pendant les Trente Glorieuses… Sa retraite est confortable. C’est une génération de constructeurs, de producteurs. L’épargne et l’investissement sont privilégiés. Le gaspillage est condamné. Rien à voir avec la génération 68, qui eut une jeunesse protégée, gâtée. Pour elle, l’entrée sur le marché du travail a été facile, mais ensuite les déconvenues se sont multipliées. Les sécurités sociales se fragilisent, l’Etat providence se fissure. L’horizon des retraites s’assombrit. Cette génération est celle de la révolution des mœurs, de la libération des femmes… De plus, les enfants de Mai 68 sont des consommateurs. Leur «désir» prime. Ils sont contre l’autorité sous toutes ses formes. Rien à voir avec la troisième génération, celle du mur de Berlin. Non. Cette dernière a connu la galère des petits boulots mal payés, pour ceux qui ont eu la chance d’en obtenir un, le sida, qui impose certaines règles de conduite, les difficultés de toutes sortes qui entravent son autonomie… Mais c’est aussi la génération dont l’horizon est à la dimension du village planétaire et qui surfe sur le cybermonde. Nomade, habituée au changement, urbaine, elle ne croit plus aux idéologies. Elle est pragmatique et le mot «flexibilité» la caractérise. Cette cohabitation entre ces trois générations n’ira donc pas sans frictions, voire sans fractures, mais on peut aussi entrevoir des sympathies insoupçonnées. Par exemple, nombre de seniors sont réceptifs aux nouvelles technologies, comme Internet. On peut concevoir que certains de ces «cyberpapys» approfondiront ainsi leur complicité affective avec leurs petits-enfants.

La population âgée, disiez-vous, restera très largement féminine – les Françaises détenant, avec les Japonaises, l’espérance de vie la plus longue. La société de demain se féminisera-t-elle?

Beaucoup ont dit que le XXIe siècle serait le siècle des femmes. De fait, c’est la première fois qu’une classe d’âge entière de femmes aura été scolarisée, que leur taux d’activité aura été aussi élevé et qu’il y aura tant de mamies. Les femmes sont, en outre, les piliers permanents de la famille: 70% d’entre elles deviendront arrière-grands-mères à l’âge de 72 ans! Elles joueront donc un rôle accru et influenceront les relations sociales, qu’elles soient familiales ou professionnelles. De là à ce qu’il y ait des valeurs spécifiquement féminines qui, demain, domineront… Personnellement, je n’y crois pas.

A défaut de valeurs féminines, ne risque-t-on pas de voir émerger une société plus nostalgique, moins entreprenante?

Le poids des commémorations, le goût de l’Histoire, des grands événements passés prennent déjà plus d’importance que les enjeux du futur. Une majorité de retraités ont voté non à Maastricht par peur de l’Europe et de l’ouverture au monde. Cette attitude est l’expression d’une société frileuse, recroquevillée sur elle-même, peu ouverte à l’altérité. Tout cela n’est pas signe de dynamisme! Soyons clair: on n’a jamais vu de pays ou de civilisations dominés par les aînés entreprendre de grandes choses.

Une société vieillissante, c’est donc une société plus conservatrice?

Les anciens votent beaucoup plus que les jeunes – 67% des moins de 25 ans s’abstiennent – alors que 84% des retraités ne ratent jamais une élection. Avec l’âge, le vote est, en effet, de plus en plus conservateur; il se combine avec la possession du patrimoine et la pratique religieuse (la moitié des catholiques pratiquants en France ont plus de 60 ans). Mais ce vote est légitimiste et modéré: il y a peu d’extrémistes chez les retraités.

Un pays de vieux est aussi un pays de rentiers…

… Qui n’est pas intéressé par l’investissement productif et qui n’est plus tourné vers le risque. Mais, au-delà de ce constat, il y a un problème plus préoccupant: l’emprise des retraités sur l’économie, via les marchés financiers. Dans le monde entier, de plus en plus d’inactifs cherchent à faire fructifier leur épargne via les fonds de pension et leurs intérêts divergent de ceux des actifs, qui, eux, cherchent d’abord à sauvegarder leur emploi. Regardez cette étrange corrélation: depuis vingt ans, la capitalisation de la Bourse de Paris a été multipliée par six et le chômage par deux!

Faudra-t-il alors accueillir davantage d’immigrés, faute d’actifs suffisamment nombreux?

On peut compter sur les entreprises pour faire massivement appel à l’immigration si elles venaient à manquer de main-d’œuvre, mais il ne faut pas espérer que les flux migratoires viendront compenser l’ampleur du vieillissement de la société. Le simple maintien du statu quo nécessiterait un flux de près de 900 000 émigrés actifs par an… Inutile de préciser que ce n’est pas réaliste. En outre, le comportement des immigrés a plutôt tendance à se rapprocher de celui des nationaux. La population active étrangère se féminise et les femmes sont un vecteur puissant d’intégration. Leur taux de fécondité, par exemple, s’aligne sur celui des Françaises.

Une société conservatrice, un univers de rentiers, dites-vous… Ce n’est quand même pas très réjouissant…

Ne noircissons pas le tableau! Le conservatisme n’est pas inévitable. Il faut aussi considérer que d’autres univers, d’autres marchés vont s’ouvrir. On sait déjà que les personnes âgées sont de grands consommateurs. Leurs dépenses représentent 50% du marché des produits de beauté, 60% de celui du tourisme, 45% des achats de voitures neuves. Ces aînés achètent plus cher, privilégient les marques et la qualité. Chaque génération de seniors dépense plus que la précédente et conserve les habitudes de l’âge actif. Il faut donc s’attendre, avec l’arrivée à l’âge de la retraite de la génération de Mai 68, à des transformations importantes du marché. Trente ans de consommation forte, un niveau éducatif plus élevé vont porter ces nouvelles personnes âgées vers des équipements du foyer futuristes – visiophone, machine à repasser automatique, kit de diagnostic médical, micro-ordinateur et même tondeuse à gazon solaire!

 

Il y a les balbutiements d’une industrie «grise» à ;venir

En même temps, de nombreux produits vont apparaître inadaptés à cette clientèle…

Vous avez raison, mais cela peut se révéler positif pour la société dans son ensemble. Demain, il va falloir tout reconcevoir pour des yeux, des oreilles, des corps de 60 ans et plus… Ce seront, par exemple, des débouchés considérables dans le bâtiment. De nouveaux emplois vont émerger, liés à l’assistance aux personnes âgées. On considère déjà que trois aînés «fabriquent» un emploi smic. Il y a là les balbutiements d’une industrie «grise» à venir.

Il y a tout de même des conséquences économiques préoccupantes, si l’on songe à l’explosion des dépenses de santé et au futur poids des retraites.

Pour faire face aux dépenses de santé, si l’on en croit les projections de l’Institut national d’études démographiques, il faudrait augmenter de 53% les taux de cotisation maladie ou diminuer d’un tiers les taux de remboursement! Ce n’est guère tolérable. Toutefois, c’est moins l’évolution démographique que la surmédicalisation des personnes les plus âgées qui est responsable de l’envolée de ces dépenses. Quant aux retraites, leur poids représente aujourd’hui un prélèvement de 12% sur le PIB. Ce pourcentage était de 5% dans les années 60 et s’élèvera à 16% dans trente ans. Nous n’échapperons pas à un allongement de la durée de cotisation et à une diminution des pensions. Mais il y a d’autres voies pour résoudre le problème de financement des retraites.

Lesquelles?

Juste un exemple. Un prélèvement mineur sur le PIB (0,08% par an!) suffirait à résorber le déficit du régime général. L’hypothèse de chômage retenue dans le dernier rapport du commissariat au Plan (de 6 à 9% de la population active) semble excessive. Une grande partie du déséquilibre des retraites relève moins de l’évolution démographique que du manque d’actifs occupés. Remettre les moins de 30 ans au travail, conserver l’emploi des plus de 50 ans, assurer une croissance de l’emploi légèrement supérieure à 0,2% par an – tendance observée depuis deux décennies – voilà des mesures qui éviteraient l’implosion du système de retraite par répartition. Enfin, la «garde montante» étant plus maigre, la part des dépenses consacrées aux enfants va baisser. Autant d’éléments, je crois, qui permettent d’envisager la prochaine réforme des retraites avec sérénité

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