Le sujet est tellement brûlant qu’il a fait l’objet d’une multitude d’études à l’étranger et en Suisse. Banque mondiale, Fonds monétaire international, OCDE, Office fédéral des assurances sociales, Office fédéral de la statistique, Commission pour les questions conjoncturelles, Avenir suisse, Crédit Suisse, pour ne citer que quelques exemples, lui ont consacré une ou plusieurs publications, dont la teneur est d’ailleurs un peu toujours la même.
Il faut avouer que, en ce qui concerne l’évolution démographique, les prévisions, pour nos pays du moins, sont plutôt exactes. Il y aura donc plus de personnes âgées, vivant plus longtemps, moins de jeunes, et, très logiquement, plus de personnes sans activité dont il faudra assurer l’existence, sauf à revenir à des pratiques ancestrales que nos sociétés ont bannies. Il y a derrière cette donne des raisons de s’inquiéter, car le vieillissement induit de nouvelles charges. Pourtant, moyennant des adaptations, nos systèmes de retraite pourront survivre, et même davantage – vivre, mais sans doute différemment de ce que l’on avait imaginé lorsque les temps étaient à la jeunesse et à la croissance économique.
L’inéluctable vieillissement
Les chiffres sont éloquents, et d’autres en traitent dans cette édition. Résumons: le taux de natalité de la Suisse est passé de 1,48 en 1999 à 1,39 en 2002, soit bien en dessous du taux de renouvellement de la population, qui se situe à 2,1. L’espérance de vie à la naissance est de 77,2 ans pour les hommes et de 82,8 ans pour les femmes et elle passera, en 2060, à 82,5 ans pour les hommes et 87,5 ans pour les femmes. Quant à la population, elle atteindra un maximum de 7,42 millions d’habitants en 2028 pour décroître ensuite.
A cela s’ajoute la détérioration du ratio entre actifs et inactifs, puisque le pourcentage de la population active va passer de 68 à 61%. Actuellement, 3,8 personnes travaillent pour un inactif alors qu’en 2030 ce chiffre sera de 2,5. Lorsque l’assurance vieillesse fut créée, il y en avait 6,5. La Suisse n’est pas un cas isolé. Tous les pays sont confrontés au vieillissement de leur population, même les pays en transition où les mesures prises pour lutter contre l’explosion démographique auront dans quelques années des effets brutaux sur la solidarité entre générations. Et eux aussi devront s’inspirer de nos réformes. Mais restons-en pour l’essentiel à la Suisse.
Les conséquences financières sont connues…
Le système suisse de retraites est basé sur le principe des trois piliers (AVS, prévoyance professionnelle, épargne individuelle). Par rapport à d’autres pays qui ont misé essentiellement sur une assurance en répartition, il est mieux armé face aux enjeux démographiques, ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas confronté, lui aussi, à des difficultés financières.
Pour l’AVS, les estimations sont d’ailleurs éloquentes: les dépenses passeront de 30 milliards en 2004 à 46 milliards en 2025. L’AI, qui dépense plus de 11 milliards actuellement, passera à 15 milliards à la même date. Dans l’ensemble, on estime que les assurances sociales représenteront 137 milliards de dépenses en 2025 contre 112 milliards actuellement. Pour assurer ce financement, c’est l’équivalent de 8,7 points de TVA qu’il faut trouver, dont 4,2% pour la seule AVS. Et cela en tenant compte d’une prévision raisonnable de l’évolution économique, qui peut d’ailleurs paraître trop optimiste si l’on considère les taux de croissance plutôt faibles de la Suisse ces dernières années. L’évolution future des marchés boursiers, dont l’influence sur le deuxième pilier pourrait perturber son financement au moment où les personnes issues du baby-boom prendront leur retraite, est, elle aussi, sujette à caution. Mais sur ce point les avis sont très partagés. Ce qu’on relèvera tout de même, c’est que les assurances peuvent continuer à exister. Seul le niveau des prestations est en jeu, ce qui, au vu du niveau de vie élevé atteint par les retraités, ne justifie en aucun cas le catastrophisme populaire.
Les solutions aussi
La panoplie de mesures envisagées pour assurer le financement des retraites est aussi connue que les chiffres. Pour le moment, le terrain politique pour les faire passer est étroitement balisé, la 11e révision de l’AVS ayant été refusée en 2004. Il n’empêche: tôt ou tard, le cocktail des experts de tous bords finira par s’imposer. Tous les remèdes ont a priori un caractère technique reposant sur le ratio actifs/inactifs, même si l’on trouve toujours de petites divergences. Et, en dépit de ce caractère technique, elles font l’objet de discussions politiques car les efforts demandés reposent la question de l’ampleur de la solidarité et du poids du sacrifice que les actifs entendent faire au profit des retraités.
De la technique au politique
La récente levée de bouclier contre l’adaptation du taux de conversion illustre à la perfection l’ambiguïté actuelle. Ce taux est le reflet de l’allongement de l’espérance de vie puisqu’il sert à convertir le capital accumulé par l’assuré en rente, compte tenu de l’espérance de vie moyenne de l’individu. L’adapter relève donc de la logique technique, pas du débat politique. Or, à chaque fois qu’il en est question, la presse dénonce une attaque portée au système des assurances sociales, alors même qu’il s’agit ni plus ni moins que d’en fortifier les bases pour qu’il n’y ait pas de lacune financière. Certes, réduire le taux technique a pour corollaire une diminution de la rente. Mais, outre que l’on ne peut pas dépenser ce que l’on n’a pas, sauf à le demander à d’autres, il ne faut jamais oublier que les dispositions légales sur le 2e pilier ne sont conçues que comme un minima et qu’il est possible de faire plus si l’institution de prévoyance dispose de moyens suffisants à cet effet.
La prévoyance professionnelle étant basée sur le principe du tiers-cotisant, soit l’ajout du marché aux cotisations de l’employeur et de l’employé, il est tout autant nécessaire que le taux d’intérêt minimal versé sur les avoirs de vieillesse en soit le reflet. Là aussi, le débat fait rage. En apparence, on pourrait se dire qu’il est sans lien avec la démographie. Il n’en est rien puisque, si le taux ne reflète pas la dynamique du marché, la charge qui pèsera sur la caisse sera fatalement reportée sur les actifs; ceux-ci étant appelés à diminuer, le fardeau qui leur incombera sera plus pesant. Mais, à nouveau, rien n’interdit de faire jouer la concurrence et de donner davantage.
Et du politique au technique
A ces deux exemples de mesures techniques simples, et déjà très contestées politiquement, s’ajoutent d’autres où l’aspect émotionnel a d’emblée plus d’emprise, même si leur fondement est aussi technique.
Pour l’AVS, l’évolution démographique implique que l’on se pose fondamentalement la question de l’âge de la retraite. En tenant compte de l’espérance de vie actuelle, l’âge de la retraite devrait être fixé à 70 ans. La proposition de le relever à 67 ans n’a donc rien de choquant. Elle ne résoudra d’ailleurs que très partiellement la question du financement de l’AVS, puisque ce seront 1,3% à 1,8% de TVA qui seront économisés jusqu’en 2025. Ce n’est pas une raison pour y renoncer, alors que la tendance en Europe est à la hausse, précisément pour faire face au financement précaire du système de retraite.
La question du montant des rentes est également posée. Les syndicats, jamais à court d’idées pour accentuer la solidarité, proposent de transférer 1% des cotisations du 2e pilier vers le 1er, sans augmenter la rente maximale. Cela revient à spolier les épargnants d’une partie de leur capital et, par voie de conséquence, à diminuer la retraite complémentaire d’une bonne partie de la population suisse. Il n’est évidemment pas question d’admettre une telle proposition lorsqu’on sait que l’AVS ne connaît pas de plafond de cotisations, ce qui en fait un cas presque unique dans les assurances sociales européennes. La solidarité joue déjà à plein et chaque franc versé au-dessus d’un revenu de 75 000 francs ne génère pas un franc de rente.
Mais nos autorités sont plutôt proches des syndicats, quoi que ces derniers puissent en dire, lorsqu’elles proposent de tenir compte du revenu et de la fortune acquis au moment de la retraite pour fixer le montant de la rente AVS. L’idée a le mérite de la simplicité: il s’agirait de réduire la rente simple AVS et de ne pas modifier la rente de couple. En un certain sens, elle est équitable: actuellement, la rente de couple est plafonnée à 150% de deux rentes simples et l’évolution de la société se caractérise par un éclatement de la cellule familiale dont les assurances sociales doivent tenir compte. Mais elle a trois désavantages: économiquement, elle permettrait d’économiser fort peu (0,2% de TVA); socialement, elle accentue la solidarité (les personnes non mariées paient plus d’impôts et plus de cotisations AVS, chacun travaillant); et, politiquement, elle serait incomprise. Autant dire qu’elle a peu de chances d’être retenue, quoique la question soulevée soit bonne.
Enfin, il est possible de revoir l’indexation des rentes, en mélangeant indice mixte et indice des prix selon que la rente est nouvelle ou ancienne. La mesure permet d’économiser 0,7% de TVA jusqu’en 2025. Ce n’est pas spectaculaire, mais cela a le mérite de maintenir le rapport entre l’évolution des prix et des salaires au moment de l’âge de la retraite, puis de garantir le pouvoir d’achat des retraités. En un sens aussi, c’est leur demander maintenant un effort que l’on sera peu enclin à exiger d’eux dans le futur, vu la part substantielle de la population qu’ils représenteront (de 20,2% de la population, ils passeront à 37% en 2050!).
Sans oublier l’impôt
Vu la marge de manœuvre restreinte des propositions d’économies, reste la question du financement supplémentaire que nécessite le vieillissement de la population. Sans effort du côté des prestations, il faudra de 3 à 4 points de TVA d’ici à 2025. Et avec un tel effort, il en faudra de 2 à 3. Par conséquent, l’augmentation de la fiscalité paraît inéluctable. Toutes les voies ont là aussi été explorées quant à la solution la moins dommageable pour l’économie. La voie de la TVA est celle qu’il faut privilégier, car elle charge moins le facteur travail, composante essentielle du financement des assurances sociales, mais aussi élément de charge au travers de l’assurance chômage et l’assurance invalidité. La TVA a aussi le mérite de faire participer les retraités au financement du système par le biais de leur consommation, à une époque où ils disposent de moyens élevés pour consommer.
Les défis
L’acceptation politique des réformes proposées constitue le véritable défi pour l’avenir des assurances sociales. Pour le moment, chacun raisonne comme si les paradigmes n’avaient pas encore vraiment changé. Une prise de conscience du mélange économies-fiscalité est indispensable. Mais cela ne suffira pas. Il faut qu’émerge une nouvelle perception de l’apport que les personnes expérimentées représentent dans le marché du travail.
Curieusement, alors que la Suisse n’impose pas de départ obligatoire de la place de travail à 64 ans pour les femmes ou à 65 ans pour les hommes, chacun conçoit cette limite comme un couperet. Or l’état de santé des personnes de cet âge est souvent excellent et, pour peu qu’ils l’aient actualisée, leur formation professionnelle est loin de devoir systématiquement les conduire à abandonner le marché du travail. La transition professionnelle devra donc faire partie des mesures d’accompagnement à l’assainissement des assurances sociales. Il y a longtemps que l’Association de Genève, l’un des « think thank » de l’assurance, préconise de créer un véritable 4e pilier permettant de passer de l’activité rémunérée à l’arrêt complet de l’activité professionnelle. L’AVS, avec la bonification de la rente différée, en contient un embryon. On doit aller beaucoup plus loin.
Ils survivront
De toute façon, les générations du baby boom n’auront d’autre choix que d’affronter leur destin ensemble et avec ceux qui les ont mis au monde. Elles qui sont à l’origine, par la grandeur de leur cohorte, de la hausse de la productivité et de la compétitivité, devront assumer la dynamique de leur propre vieillissement pour ne pas surcharger les actifs, dont la chance sera d’avoir un marché du travail plus équilibré. Cet effort demandera quatre types d’approche: des économies par une meilleure gestion des ressources et une meilleure définition des droits permettant d’y accéder, une solidarité équilibrée avec une participation de toutes les couches de la population à l’effort, une transition plus harmonieuse et plus étalée vers l’inactivité et le maintien de conditions cadre favorables à l’économie pour assurer le financement des retraites. Loin d’être ainsi une fatalité pour les assurances sociales, l’évolution démographique est au contraire une formidable chance pour les systèmes de sécurité sociale de s’adapter à la réalité et d’assurer leur propre longévité au travers de celle de leur population.
Source : Entreprise Romande http://www.fer-ge.ch – Auteur ;: Blaise Matthey