Réjean Hébert : « Saurons-nous soigner les vieux ? »

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By Docteur Réjean Hébert, Doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke.

Le vieillissement attendu de la population ne sera pas l’apocalypse que prédisent certains prophètes voyant là l’alibi parfait pour privatiser notre système de santé. Les projections à la base de ces augures catastrophiques assument que ni l’état de santé ni le mode de prestation des services ne vont se modifier au cours des vingt prochaines années. Or, des données confirment de plus en plus une amélioration marquée de la santé des nouvelles générations de personnes âgées. Les baby-boomers présentent en effet moins de maladies cardiaques, moins de maladies articulaires et moins d’incapacités que les générations précédentes. Aussi, leur plus haut niveau de scolarité et leurs meilleures conditions matérielles et financières sont des facteurs importants pour l’état de santé et la capacité à faire face à d’éventuelles maladies ou handicaps. On connaît moins, par contre, ce que seront leurs habitudes de consommation de services de santé. On peut présumer qu’ils seront plus exigeants que les générations précédentes. Ils seront également la première génération à pouvoir prétendre avoir contribué pendant toute leur vie active au financement du système sociosanitaire et avoir maintenant droit d’en bénéficier.

Le système de santé évolue plus rapidement qu’on pourrait le penser. Evans et Barer ont montré que si on avait projeté en 1980 les besoins de lits d’hôpitaux nécessaires en l’an 2000 pour faire face au vieillissement de la population, il aurait fallu prévoir une croissance de près de 40%. Or, au cours de cette période, le nombre de lits a chuté de près de la moitié au Canada avec l’arrivée des nouvelles technologies permettant des traitements en externe et une réduction marquée de la durée de séjour. Les prévisions basées sur le statut quo de l’état de santé et de l’offre de services exagèrent donc les besoins et noircissent les prévisions.

Quoiqu’il en soit, l’espérance de vie après 65 ans est encore vécue en état d’incapacité fonctionnelle pour le tiers chez les hommes et plus de la moitié chez les femmes. Le défi est maintenant de trouver des moyens de comprimer cette période de dépendance qui altère la qualité de vie et génère des coûts sociaux et sanitaires importants. Cela nécessite non seulement des traitements et des préventions plus efficaces pour les maladies les plus handicapantes (Alzheimer, arthrite, maladies cardiovasculaires, cancer) mais aussi une promotion plus active de la santé par l’adoption de saines habitudes de vie.

L’offre de service doit aussi se transformer de façon radicale. Les systèmes de santé québécois et canadien ont été conçus à une époque où la population était jeune et souffrait surtout de maladies aiguës commandant des interventions surtout ponctuelles. Dans ce contexte, l’hôpital est au centre du système et les autres services doivent s’organiser autour de lui. Le vieillissement de la population entraîne une prépondérance de maladies chroniques qui nécessitent plutôt des soins continus et de longue durée. Le modèle traditionnel hospitalocentrique est alors inapproprié et on voit de plus en plus de signes d’inadaptation ; qu’on pense à l’engorgement des salles d’urgence ou au blocage des lits par des personnes âgées en attente d’hébergement. La source du problème n’est pas à l’hôpital mais comme l’hôpital est le dernier recours, c’est là que le bât blesse. L’insuffisance des soins de première ligne et des soins à domicile à répondre aux personnes âgées nécessitant des soins à long terme provoque des pressions énormes en amont et en aval de l’hospitalisation. Faute de soins et services adéquats, ces personnes se retrouvent à l’urgence et ne peuvent ensuite quitter rapidement l’hôpital.
Une ressource coûteuse comme l’hôpital devient ainsi une panacée pour tout problème qui trouverait solution plus adéquate et rentable à domicile. Le système hospitalocentrique actuel doit être remplacé par un autre modèle centré sur le lieu des résidences des usagers. Les soins de première ligne et les services à domicile doivent ainsi constituer le cœur du système autour duquel sont organisés les autres services plus sophistiqués et coûteux.

Or, les soins à domicile sont le parent pauvre de notre système de santé. Au Canada, seulement 4% des dépenses publiques de santé sont affectées aux soins à domicile ; au Québec, 3%. En 2000, dans la région de l’Estrie, environ 50$ par personne âgée était investi aux soins à domicile alors qu’en moyenne 1800$ était consacré à l’hébergement en établissement de soins de longue durée. On sait qu’à incapacité égale, il en coûte dix fois plus de soigner une personne en centre d’hébergement qu’à domicile. On sait aussi que les personnes préfèrent vivre à domicile et qu’elles y trouvent une meilleure qualité de vie et une meilleure intégration sociale. Sans mentionner les risques inhérents à la cohabitation de personnes malades en terme de transmission des infections. S’il est plus sain et moins coûteux de recevoir des soins à domicile, comment expliquer la situation actuelle de sous financement de ce secteur crucial à un système sociosanitaire moderne et adapté au vieillissement de la population ?

Plusieurs raisons peuvent être invoquées. D’abord, l’ambiguïté de la loi canadienne sur la santé qui a défini la couverture d’assurance par ce qui est « ;médicalement nécessaire ;». Si cette définition était appropriée dans les années soixante pour un système basé sur le traitement des affections aiguës, elle est maintenant désuète car les soins à long terme débordent bien souvent le « ;médicalement nécessaire ;» au sens strict. Ensuite, le virage ambulatoire des dernières décennies a eu des effets pervers sur les soins à long terme. Dans un contexte de restriction budgétaire, cette nouvelle clientèle de patients traités en externe ou sortis précocement de l’hôpital a grugé les budgets déjà anémiques des soins à domicile, réduisant d’autant les services aux personnes âgées ayant besoin de soins à long terme. Enfin, jamais n’a-t-on pris le soin de quantifier les besoins de cette clientèle âgée pour démontrer l’écart entre le requis et ce que l’état fournit. L’absence d’indicateurs de besoins dans ce secteur a engendré un déséquilibre en faveur des soins hospitaliers et des services d’hébergement. Aux arguments chiffrés et convaincants des hôpitaux et des centres d’hébergement étayant des besoins croissants, les organismes de soins à domicile ne pouvaient opposer que des litanies du type ;: « ;nos clients en ont besoin ;», « ;on travaille fort ;», « ;les familles sont épuisées ;». Ces outils de gestion existent maintenant pour les soins à domicile et sont utilisés, notamment en Montérégie pour démontrer de façon claire et convaincante que les services de soutien à domicile ne répondent qu’à 8% des besoins. Si on convient que l’état ne peut répondre à l’ensemble des besoins, on réalise que ce taux est insuffisant et inéquitable face au 70 à 80% en établissement d’hébergement. On voit là un incitatif puissant à utiliser les ressources coûteuses d’hébergement
au détriment des soins à domicile.

Un réinvestissement majeur dans les soins à domicile s’impose mais il faut aussi réorganiser le système de santé pour l’adapter à ce nouveau mode de prestation de services plus adapté aux maladies chroniques et aux soins à long terme. Le domicile est un carrefour beaucoup plus complexe que l’hôpital où s’intriquent de nombreuses organisations, acteurs, programmes et services non seulement du domaine sanitaire ou social mais aussi d’autres secteurs (logement, transport, fiscalité, etc.). Il faut donc intégrer ces services, les coordonner pour réduire la fragmentation, éviter les duplications et assurer la continuité. La récente réorganisation des établissements publics de santé avec la création des Centres de santé et de services sociaux (CSSS) est un pas dans cette direction. Mais l’intégration structurelle n’est pas suffisante, il faut aussi que l’intégration soit fonctionnelle et fasse intervenir les autres acteurs publics (municipalité), privés (résidences, entreprises d’économie sociales) ou bénévoles (organismes communautaires). Au cours des dix dernières années, un modèle novateur d’intégration s’est développé au Québec grâce à l’initiative d’un groupe de chercheurs, de dirigeants, de gestionnaires et de cliniciens. Le Programme de recherche sur l’intégration des services de maintien de l’autonomie (PRISMA) a été développé et expérimenté dans les Bois-Francs et en Estrie 1. Ce modèle d’intégration se base sur six éléments ;: 1) Concertation locale autour de tables réunissant les dirigeants et gestionnaires des organismes publics, privés et bénévoles impliqués dans le soins et les services aux personnes âgées ; 2) guichet unique pour l’accès aux services, peu importe le prestataire ; 3) attribution à chaque client d’un gestionnaire de cas, responsable de l’évaluation, de la prescription des services, du suivi et de la reddition de compte ; 4) mise en place d’un plan de services individualisé qui définit les objectifs d’intervention et les moyens mis en œuvre ; 5) adoption d’un outil unique d’évaluation (l’Outil d’évaluation multiclientèle incluant le Système de mesure de l’autonomie fonctionnelle –SMAF) couplé à un outil de gestion (Profils Iso-SMAF) pour la répartition équitable des ressources ; 6) utilisation d’un dossier clinique informatisé (Système d’information géronto-gériatrique –SIGG) accessible de façon sécuritaire et confidentielle par tout intervenant, quel que soit son établissement de rattachement.

L’expérience des Bois-Francs a d’abord permis de développer les mécanismes et outils du modèle et a montré son efficacité à réduire la perte d’autonomie et améliorer l’utilisation des services de santé. Une autre étude 2 en cours dans trois régions de l’Estrie démontre que le modèle est praticable et peut être implanté tant en milieu urbain que rural. Les coûts d’implantation et de fonctionnement sont raisonnables. Une étude d’impact suivant pendant plusieurs années plus de 1500 personnes âgées en perte d’autonomie dans les trois zones expérimentales et trois autres zones comparables montre que les personnes âgées de l’Estrie sont plus satisfaites et font preuve de plus d’autonomie dans leurs choix de santé (empowerment). Lorsque l’implantation dépasse 75%, on constate chez les personnes ayant plus d’incapacités, une réduction significative de la perte d’autonomie et de l’institutionnalisation. De plus, on note une réduction de 10% des consultations aux urgences et de 5% du recours à l’hospitalisation. L’étude se poursuit pour documenter l’impact d’une pleine implantation de même que la rentabilité économique de cette approche.

Le vieillissement de la population n’aura pas l’impact catastrophique que certains prédisent. Il faut toutefois s’y préparer en investissant dans les soins à domicile et en intégrant les services aux personnes âgées nécessitant des soins à long terme. Ces actions soulageront la pression sur les hôpitaux qui n’auront plus à être au cœur du système et pourront alors jouer de façon efficace leur rôle important ;: celui d’intervenir pour les cas complexes nécessitant une intervention spécialisée. Dans un système de santé centré sur le domicile, les personnes âgées pourront recevoir les services dont elles ont besoin dans un environnement familier parmi les leurs. N’est-ce pas le vieillissement que nous espérons tous ?

Le Docteur Réjean Hébert est Doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke. Il est membre de l’Académie des sciences de la santé du Canada et dirige l’équipe PRISMA.

 

 


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