Le choc démographique

Il aura fallu 10 000 ans pour que la population mondiale atteigne un milliard d’individus en 1800, cent autres années pour doubler à 2 milliards et moins d’un autre siècle pour tripler et atteindre les 6 milliards d’individus. Que se passera-t-il au siècle prochain et comment y faire face?

Quand on fait des prévisions, dans quelque domaine que ce soit, la démographie fournit peut-être l’un des points de départ les plus intéressants. Tout d’abord pour la simple raison que les tendances démographiques, ou du moins certaines d’entre elles, sont relativement faciles à prévoir. Il suffit, par exemple, de connaître le nombre d’enfants qui fréquentent les écoles aujourd’hui pour se faire une idée assez précise du nombre de jeunes qui se présenteront sur le marché du travail dans vingt ans. De plus, un certain nombre de grandes questions économiques, sociales, politiques et environnementales, telles que la réforme des régimes de retraite ou la maîtrise des dépenses de santé, sont étroitement liées aux évolutions démographiques. En fait, on peut aisément affirmer que la démographie pourrait bien représenter la principale force qui gouvernera l’évolution du monde au siècle prochain et, de ce fait, pourrait bien dominer les questions politiques internationales du XXIème siècle. En effet, l’ampleur des changements démographiques qui devraient se produire au cours des prochaines décennies – notamment dans les cinquante prochaines années – dépassera vraisemblablement tout ce que l’on a pu observer depuis le début de l’histoire de l’humanité.

Un boom démographique mondiale

D’après les dernières projections démographiques à long terme des Nations Unies (1998), le scénario de fécondité moyenne « le plus réaliste » prévoit que le taux de fécondité se stabilisera légèrement au-dessus de deux enfants par femme. Selon ce scénario, la population mondiale, qui se situait aux alentours de 5,7 milliards d’individus en 1995, devrait pratiquement doubler d’ici à la fin du XXIème siècle pour atteindre 10,4 milliards. La plupart des pays classés aujourd’hui dans la catégorie des pays en développement devraient connaître « une transition démographique », c’est-à-dire passer d’un régime caractérisé par des taux de natalité et de mortalité élevés, à un régime de « post-transition » avec de faibles taux de natalité et de mortalité. Cette phase de transition se traduira par une hausse substantielle de la population. En revanche, la population des pays développés n’augmentera pratiquement pas car ces pays ont déjà achevé leur transition démographique. Comme ce boom démographique se produira donc essentiellement dans les pays en développement, la répartition géographique de la population mondiale s’en trouvera considérablement modifiée, puisque la part de la population vivant dans les pays développés devrait passer d’environ 20 % en 1995 à 10 % à la fin du siècle prochain. En outre, la baisse simultanée de la fécondité et de la mortalité se traduira par un vieillissement spectaculaire de la population de ces pays. Selon le scénario de fécondité moyenne, la proportion des personnes âgées de 60 ans et plus passera de 10 % de la population mondiale en 1995 à 30 % en 2150.

Fait particulièrement intéressant d’un point de vue politique, c’est au cours de la première moitié du XXIème siècle que le boom démographique sera le plus fort (la population passera de 5,7 milliards en 1995 à près de 10 milliards en 2050). C’est donc au cours des cinquante prochaines années que s’exerceront les pressions les plus intenses sur les ressources et l’environnement. Cette période sera aussi celle où se présenteront de nouvelles opportunités en termes économiques.

Vieillissement des populations des pays développés

Dans les pays développés, le vieillissement de la population se traduira par une baisse en valeur absolue du nombre de jeunes (individus âgés de 15 à 24 ans), qui ne seront plus que 135 millions en 2020 contre 176 millions en 1975. Parallèlement, le nombre de personnes âgées augmentera considérablement. En 2030, la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus dans les pays de l’OCDE sera comprise entre 33 % en Australie et 49,2 % en Allemagne, contre respectivement 13,9 % et 16 % en 1960.

Il est inutile de préciser que ces évolutions ne manqueront pas d’entraîner de profonds bouleversements poli- tiques, économiques et sociaux. Sur le plan économique, le vieillissement de la population conjugué à l’allongement de l’espérance de vie et à l’évolution des taux d’activité, entraînera une baisse du nombre d’années que les individus passent en activité. Si aucun ajustement ne se produit sur le marché du travail, la durée d’activité des hommes ne sera plus que de 33 ans en 2030 alors qu’elle atteignait 50 ans en 1950. Ce phénomène pourrait à son tour entraîner une baisse de la croissance du revenu par habitant. Selon une étude de l’OCDE, la diminution du revenu par habitant sur la période 1998-2050 pourrait être de l’ordre de 10 % aux États-Unis, de 18 % dans les pays de l’Union européenne et de 23 % au Japon.

Le vieillissement de la population mettra certainement les finances publiques à rude épreuve. Tout d’abord, du fait de l’augmentation considérable du rapport de dépendance économique – nombre de personnes âgées de moins de 15 ans et de plus de 64 ans rapporté à la population en âge de travailler (15-64 ans) – les régimes de retraite publics par répartition se retrouveront au bord de l’asphyxie. Les rapports de dépendance économique devraient passer de 52 à 65 % aux États-Unis entre 1998 et 2050, de 49 à 78 % dans l’Union européenne et de 44 à 86 % au Japon. Par ailleurs, l’augmentation du nombre de personnes âgées, notamment les personnes dépendantes, entraînera une hausse de plus en plus importante de la demande de services sociaux et de santé.

Les conséquences politiques seront également considérables. Le vieillissement de la population modifiera inévitablement la structure du corps électoral en faveur des personnes âgées. Ces dernières seront alors en mesure d’obtenir une part plus importante des transferts publics au détriment d’autres investissements, par exemple dans les écoles, ce qui pourrait
exacerber les tensions entre les générations.

Le défi que représente la croissance démographique dans les pays en développement est totalement différent. La plupart de ces pays devraient connaître un phénomène de « transition démographique » au cours des cent prochaines années, avec le passage d’un régime démographique où la natalité et la mortalité sont élevées, à un régime caractérisé par de faibles taux de natalité et de mortalité semblable à celui que connaissent déjà la plupart des pays de l’OCDE. Seulement, comme la mortalité diminue plus vite que la natalité, la population augmente plus rapidement durant la phase initiale de la transition. Ensuite, dans un second temps, la natalité diminue et le rythme d’accroissement de la population se ralentit. Le cas de l’Amérique latine en est une bonne illustration. En 2050, la population de ce continent devrait s’élever à 810 millions d’habitants contre 447 millions en 1990, avant de commencer à se stabiliser en raison de la diminution du taux de natalité. Durant cette même période, la population de l’Inde devrait passer de 853 millions à 1,5 milliard d’individus, celle de la Chine de 1,14 milliard à 1,5 milliard, et celle du reste du continent asiatique pourrait plus que doubler par rapport à son niveau de 1990, passant de 1,1 milliard à 2,4 milliards d’individus. C’est dans la catégorie des pays les moins avancés que la transition s’effectuera le plus lentement et que le boom démographique sera donc le plus fort. La population de l’Afrique devrait ainsi passer de 642 millions en 1990 à 2 milliards en 2050, et atteindre près de 2,7 milliards en 2100.

La principale difficulté consistera à créer des emplois pour les jeunes qui afflueront sur le marché du travail – environ 700 millions de nouveaux actifs entre 1990 et 2010, soit plus que l’ensemble de la population active des pays développés en 1990 ! En effet, la population active des pays en développement aura pratiquement doublé d’ici à 2050, atteignant 3,1 milliards d’individus contre 1,7 milliard aujourd’hui. Le côté positif de la situation est que cette transition démographique peut être l’occasion pour de nombreux pays en développement de profiter de rapports de dépendance économique favorables, pour investir dans la santé, l’éducation et le capital humain, et faire en sorte que la baisse de la fécondité et de la mortalité se poursuive. De tels investissements pourraient stimuler leur développement économique et alléger la charge que pourrait représenter à plus long terme le vieillissement de leur population.

Cependant, même dans les pays qui parviendront à bien gérer leur transition démographique, de profonds bouleversement sociaux paraissent inévitables. La transformation des structures économiques entraînera des mouvements migratoires massifs et l’exode des populations des campagnes vers les villes se poursuivra avec la même intensité durant encore des décennies, aggravant les risques de conflits ethniques, de violence urbaine et de dégradation de l’environnement. Les pays les plus pauvres seront confrontés à des difficultés encore plus grandes : du fait que la transition vers un régime de faible natalité se fera plus lentement, ces pays connaîtront les taux d’accroissement démographiques les plus élevés. La pauvreté pourrait alors s’aggraver, forçant un nombre encore plus important de personnes à s’entasser dans les bidonvilles et sur des terres peu fertiles, avec des conséquences désastreuses pour l’environnement. A l’inverse, certains pays comme la Chine pourraient connaître une transition démographique trop rapide, génératrice de graves déséquilibres démographiques, notamment entre les sexes et les classes d’âges. Essayer de trouver des solutions à ces questions et résoudre aussi tous les autres problèmes posés par l’accroissement démographique au cours des années à venir représente une tâche monumentale. Une tâche qui pourrait s’avérer d’autant plus difficile si les problèmes de pots-de-vin, de corruption dans la vie politique, ainsi que les conflits ethniques prennent eux aussi plus d’ampleur.

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