Frédéric Serrière : « Les Seniors, un marché à conquérir »

Elderly couple playing chess
Elderly couple playing chess

À l’heure où l’économie tourne au ralenti, le vieillissement de la population peut être une opportunité pour les entreprises qui veulent trouver des relais de croissance dans les décennies à venir. Durant les trente prochaines années, le vieillissement de la population sera l’une des préoccupations sociales majeures des leaders politiques et sociaux, comme des dirigeants d’entreprises, qu’elles soient industrielles ou de services.

Notre société vieillit pour plusieurs raisons : le pic de naissance des baby-boomers (né après la seconde guerre mondiale) a fortement modifié la pyramide des âges, la natalité baisse et l’es-pérance de vie progresse.

En Europe, les plus de 55 ans représentent déjà entre 12 à 20 % de la population des pays. C’est le segment de consommateurs qui va connaître la plus forte croissance sur les 15 prochaines années : + 60 %, alors que la population des moins de 50 ans va être stable. Les plus de 60 ans seront 21 millions en 2035 (30 % de la population), contre 12 millions aujourd’hui. L’espérance de vie va augmenter, en passant de 82,7 à 88,7 ans pour les femmes et de 75,5 à 80,9 ans pour les hommes.

Alors que les sociologues n’avaient d’yeux jusqu’à présent que pour les “jeunes”, ces tendances démographiques préfigurent un bouleversement du monde économique et une nécessité de l’adaptation de l’offre, en terme de produits et de services. Avec à la clé des relais de croissance pour les entreprises qui sauront se positionner.

Les entreprises françaises en retard ?

Plusieurs spécialistes du marketing s’accordent à penser que le marché des Seniors est en train de démarrer en France. Certains estiment même que les entreprises françaises sont à la traîne. Pour faire le point sur ce sujet, le « Baromètre du marché des Seniors 2003 (1) » a été lancé dans cinq pays d’Europe, dont la France, ainsi qu’au Japon, en Australie, au Canada et aux États-Unis. Il s’agissait de mesurer l’ensemble des compétences des entreprises, des études aux politiques commerciales, en passant par les stratégies et la communication. Les résultats sont riches d’enseignements : d’une manière générale, les entreprises européennes sont en retard par rapport à celles du Japon et des États-Unis, où il existe le plus de recherches, d’études et d’actions liées au marché des Seniors, mises en place par les entreprises.

L’exemple du Japon mérite que l’on s’y attarde, car c’est le pays dont la population est la plus âgée du monde. Les plus de 65 ans représentent déjà 17 % des habitants, proportion qui, à l’horizon 2015, devrait atteindre 25 %. Depuis plusieurs années, le nombre de décès dépasse celui des naissances. Une étude récente de l’agence de communication Dentsu attribue 50,4 % des dépenses totales de consommation aux plus de 50 ans. Les entreprises ont déjà pris conscience de l’ampleur du phénomène et ont commencé à proposer des produits et des services destinés aux Seniors. Shinjiro Yukawa, chef de produit chez Nissan explique que « les plus de 50 ans vont devenir la génération la plus importante en terme de clientèle potentielle dans les années à venir ». De son côté, la société de télécommunication DoCoMo commercialise le téléphone Raku-Raku (écran et touches larges, menus simplifiés) dont les baby-boomers sont le cœur de cible. D’autres domaines sont concernés, comme les centres de fitness, qui proposent des activités aux Seniors, ou encore celui des « alicaments » et celui des services pour le 4ème âge.

Les tendances du marché des Séniors

Les Seniors ont, quelle que soit leur situation financière, un comportement plus rationnel que les plus jeunes. Ils consomment avec davantage d’exigences et de discernement. S’ils sont certes un peu plus fidèles, expérience et habitude aidant, ils n’en sont pas moins ouverts au changement. Leur bonne santé relative et leur capacité d’indépendance ont des conséquences tangibles sur leurs activités. Ils pratiquent davantage de sports, voyagent, se cultivent, aident les autres (près d’un retraité sur deux est impliqué dans la vie associative)… Il est de moins en moins question de vivre une retraite pantouflarde.

Plusieurs spécialistes des études ont tenté de créer des groupes homogènes de seniors, en fonction de leurs comportements. Il émerge au moins deux tendances de fond, qui sont basées sur l’acceptation ou le refus de son propre vieillissement. D’un coté, les personnes qui refusent de vieillir poussent les industries à développer des produits « anti-aging » tels que les compléments alimentaires, les produits de beauté, etc. A l’opposé, une tendance de fond plus importante pourrait être résumée par le fait que la société veillit mais qu’elle n’a pas envie de se voir âgée, elle refuse donc les produits développé de manière trop évidente pour les Séniors.

La demande de sécurité est aussi une tendance qui progresse. D’après plusieurs études, l’émotion de la peur augmente avec l’âge : la peur de la solitude, des incidents de santé, de la dépendance, etc. Ce sentiment d’insécurité explique le développement de plusieurs produits et services : assurances dépendances, lotissements surveillés et réservés aux Seniors, télé-assistance, etc.

Les stratégies pour conquérir le marché des Seniors

De plus en plus de dirigeants d’entreprises s’intéressent au marché des Seniors et sont conscients de l’opportunité qu’il représente pour leur activité. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les stratégies à appliquer. Faut-il acheter une entreprise déjà présente sur ce marché ? Est-il préférable de développer une marque de sa gamme ? Quand est-il plus intéressant de créer un nouveau produit ? Toutes ces questions méritent réflexion car les risques sont nombreux. Certains ont peur de « vieillir » l’image de leur société et de faire fuir leur clientèle habituelle. D’autres, déjà sur le marché des Seniors, voient arriver avec les baby-boomers une nouvelle clientèle, dont les attentes sont différentes et qui n’ont pas envie d’être “ghettoïsés avec les vieux”.

Les stratégies simplistes sont à éviter. Ainsi, la seule création de produits labellisés « Seniors » conduirait à l’échec, tout comme la communication auprès des Seniors sans adaptation des produits. Ce serait oublier que les plus de 60 ans ont une grande expérience de la consommation, ont plus de temps pour choisir, sont plus prudents et plus rationnels que les autres types de consommateurs.

Alors, comment faire pour réussir à bien s’implanter sur le marché des Seniors ? La réponse tient en trois points fondamentaux : reconnaître qu’il s’agit d’un marché complexe, avoir une vision globale et éviter les solutions miracles en vogue ces dernières années. Au dela des revenus des Séniors, c’est la structure des dépenses qui va évoluer.

Avoir une vision globale nécessite de comprendre les Seniors, de connaître la grande hétérogénéité de cette population, d’adapter les produits, les ressources humaines, la communication, les infrastructures, la relation client, etc. Comment peut-on espérer vendre des téléphones portables aux Seniors si on ne forme pas les vendeurs pour qu’ils comprennent leurs attentes, ou si ces téléphones ont été conçus pour les jeunes ?

Il ne s’agit pas de se concentrer exclusivement sur les Seniors et d’oublier les jeunes, mais de considérer l’ensemble des générations. Les Seniors vont changer. La notion même de « vieillesse » évoluera à mesure que la population vieillira.

Adapter les produits

Fin 2012, une étude menée a tenté de savoir ce que les Seniors attendaient des produits et des services en général. Apprécient-ils les innovations techniques ? Que pensent-ils des produits qui leur sont directement destinés ? Qu’est-ce qui est important pour eux dans un appareil électroménager ? Jugent-ils les produits existants adaptés à leurs besoins ? Préfèrent-ils les marques ou les produits génériques ?

L’étude a révélé des différences très nettes entre les générations, mais aussi entre les différents secteurs d’activités. D’une manière générale, les Seniors demandent des produits qui, tout en répondant à leurs attentes, leur fassent « discrètement » oublier les effets du vieillissement. C’est pourquoi 74 % des 50-60 ans ne veulent pas de produits spécialement conçus pour eux, mais 82 % demandent qu’ils répondent à leurs attentes. Les plus âgés sont mieux disposés à accepter des produits spécialement conçus pour eux. Ceci varie fortement en fonction des secteurs d’activités.Par exemple, dans le domaine de la restauration, 76,5 % des Seniors déclarent préférer des menus imprimés en gros caractères à condition qu’ils soient utilisés par tous les clients. Il s’agit donc de développer des produits pour l’ensemble des générations en te-nant compte des difficultés que peuvent éprouver les Seniors à les utiliser. Ce qui est simple pour les plus âgés l’est généralement aussi pour les plus jeunes.

C’est dans cette optique que la RATP a conçu le plan du métro parisien. Ce plan était conçu pour répondre aux difficultés des Seniors et des malvoyants. Il est maintenant utilisé par tous.

À la question : « Qu’est-ce qui est important pour vous dans un produit ? », la réponse la plus courante est la facilité d’utilisation (68 % des Seniors), suivi par la qualité (durabilité et sécurité). Les répon-ses varient selon les secteurs. Dans le domaine de l’équipement de la maision, la facilité d’emploi est très importante. « Les progrès techniques sont tels que j’éprouve souvent des difficultés pour comprendre le fonctionnement d’un appareil », explique Alain, retraité, 64 ans. « Nous ne voulons pas de produits de “vieux”, mais simplement que les fabricants comprennent que leurs appareils sont trop petits, trop compliqués et possèdent des fonctions que nous n’utilisons pas ».

Adapter la communication et l’emballage

Faut-il cibler directement les Seniors ou utiliser une approche transgénérationnelle ? Existe-t-il des risques de vieillir une marque en communicant sur les médias spécialisés « Seniors » ? Les Seniors aiment qu’on s’adresse directement à eux, mais pas n’importe comment. Comme pour les autres générations, des règles spécifiques sont à respecter : éviter les stéréotypes, prendre en compte le fait que les Seniors pensent avoir entre 10 et 15 ans de moins, être prudent avec le terme même de « Senior », donner beaucoup d’informations logiques, respecter les effets du vieillissement et les modes d’apprentissage des générations. Le packaging n’échappe pas aux conséquences du vieillissement de la population. Les Seniors se plaignent souvent des emballages : 76 % déplorent leur mauvaise lisibilité, beaucoup éprouvent des difficultés à les ouvrir.

Prenons l’exemple de l’arthrose. Les études montrent que 28 % des 50-64 ans souffrent de cette affection. Heureusement, certaines industrie du packaging commencent à prendre en considération ces chiffres et conçoivent des emballages dont la manipulation et l’ouverture sont plus aisées.

D’une manière générale, les packagings à destination des Seniors doivent être adaptés aux effets du vieillissement et aux effets de génération (ainsi qu’aux codes culturels des générations visées). De grands caractères, un texte aéré, avec des couleurs choisies sont recommandés. Le principe récent de “l’ouverture facile » est un net progrès.

Améliorer le rapport à la clientèle

La distribution va devoir s’adapter. Les études montre que les Seniors préfèrent les magasins de tailles moyennes aux grands hypermarchés, mieux aménagés avec un nombre plus limité de références. Mais avant tout, le fait d’être compris est

l’une des demandes les plus pressantes des plus de 50 ans. Chacun d’entre nous a pu être le témoin ou la victime de difficultés de compréhension entre les générations, en famille, mais aussi dans les magasins, par exemple entre vendeur et client. Pour les Seniors, c’est souvent le coté relationnel qui prédomine. Les commerces, les restaurants, mais aussi les services d’assistance téléphoniques doivent en tenir compte.

Une étude récente indique que 74 % des plus de 55 ans attendent du personnel (réceptionnistes, commerciaux des agences de voyages, techniciens, vendeurs…) qu’il comprenne leurs besoins et sachent y répondre. Malheureusement, ils ne sont que 34 % à estimer que c’est le cas. Et la différence d’âge entre le personnel et la clientèle Senior augmente. Comment un vendeur âgé de 30 ans peut-il facilement comprendre une personne de plus de 60 ans alors qu’il a lui-même du mal à s’entendre avec des jeunes de 20 ans ?

Le marketing générationnel connaît bien ces phénomènes. Les solutions pour mieux servir la clientèle Senior existent et sont déjà employées par plusieurs entreprises. La première consiste à employer des salariés Seniors (dans la tranche d’âge 50-60 ans) au contact de la clientèle Senior. C’est ce qu’a fait une chaîne anglaise de bricolage ou un grand nom de la distribution aux États-Unis. Les salariés Seniors présentent des avantages pour l’entreprise : faible absentéisme, caractère plus réfléchi débouchant sur un meilleur service, plus grande expérience, etc.

La seconde option consiste à former le personnel. Certains groupes hôteliers ont mis en place des modules de formation dans ce sens. L’idée est d’enseigner « la vie des Seniors » au personnel des entreprises. En effet, mieux communiquer avec les Seniors passe par une mise en cause de ce que l’on croit savoir de la vieillesse. Lors de ces formations, tous les aspects sont abordés : effets du vieillissement, maladies, effets de génération…

Conclusion

La plupart d’entre nous allons vivre plus longtemps que les générations précédentes. Dans les années qui viennent, le pouvoir économique et politique va progressivement passer aux mains des plus âgés. C’est tout l’équilibre entre les générations qui va être bouleversé, en particulier avec la vague des baby-boomers, futurs “papy-boomers”. Ces évolutions pourraient bien redistribuer les cartes dans plusieurs domaines d’activités, et permettre aux entreprises qui en ont déjà pris la mesure de devenir leaders sur leur marché dans les prochaines décennies.

Alors que les événements récents ont montré que les personnes âgées étaient parfois les “oubliés” de notre société, le vieillissement de la population est un phénomène qui pourrait leur redonner une place centrale. Ainsi arriverons-nous peut-être à faire en sorte que les Seniors soient un jour complètement intégrés dans une société intergénérationnelle, où les différences d’âge seront un atout, le gage d’une plus grande richesse.

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