Une vague sans précédent va frapper de plein fouet l’économie française. Plus de 5 millions de salariés s’apprêtent à quitter leur entreprise (ou leur administration) pour faire valoir leur droit à la retraite dans la décennie à venir. Parmi les premiers touchés, le secteur de la banque, où l’âge moyen des salariés est déjà de 44,5 ans : il enregistrera à lui seul 70 000 départs entre 2005 et 2010 ; dans la prochaine décennie, deux postes de cadres sur cinq seront à remplacer. Cette hémorragie de personnel touchera également l’industrie, l’immobilier, le BTP, les services aux particuliers, autant d’activités où les plus de 50 ans dépassent déjà les 20 % des effectifs, selon une étude récente de la Dares (service d’études du ministère de l’Emploi). Avec un âge moyen des salariés de 38,5 ans, les entreprises françaises font face à d’inquiétantes pyramides des âges. Air France compte 8 600 quinquagénaires, ils seront plus du double en 2010. Sur les 3 000 cadres employés dans le monde par Pechiney, près d’un tiers ont plus de 50 ans. C’est aussi le cas de 39 % des ouvriers et de 38 % des techniciens de Renault. Le sidérurgiste Arcelor (ex-Usinor) estime entre 2 500 et 2 800 le nombre de départs annuels en France, à compter de 2006. Dès cette date, chez Schneider-France, 700 salariés partiront chaque année, contre 100 aujourd’hui. Ces statistiques devraient alarmer les entreprises, mais curieusement, à l’exception des plus grandes comme Renault, L’Oréal ou Arcelor, elles n’ont pas pris la mesure de l’enjeu.
Chercheuse à la Dares, Agnès Topiol n’hésite pas à parler de la « myopie » des entreprises. L’enquête à laquelle elle a participé en 2001 auprès de 3 000 sites de plus de 10 salariés montre que « le vieillissement de la population active apparaît rarement comme un sujet de préoccupation. Dans près d’un établissement sur deux, le responsable interrogé n’a jamais réfléchi à la question. Même lorsque l’interviewé est un DRH, il ne s’est jamais penché sur le problème dans quatre cas sur dix ».
Dans les multinationales toutefois, la réflexion est déjà bien amorcée. Pechiney affirme avoir pris conscience du danger dès 1997. Le géant de l’électricité Schneider a lancé il y a huit mois un groupe de réflexion qui présentera ses pistes aux syndicats ce mois-ci. Thales, poids lourd de l’électronique, vient de charger des médecins du travail d’étudier le vieillissement au travail dans une entreprise de nouvelles technologies. Air France a organisé il y a six mois un colloque sur la gestion des âges avec ses syndicats, ses managers et des chercheurs.
Mais, du diagnostic à l’action, il y a un grand pas que beaucoup n’ont pas encore franchi. Un consensus existe cependant sur la nécessité de mettre progressivement fin aux préretraites. Elles coûtent une fortune et sont un véritable « gaspillage de talents », selon les termes mêmes de Pierre Meynard, directeur de la gestion des cadres chez Pechiney. Les carrières ne doivent plus s’interrompre prématurément. D’ailleurs, depuis quatre ans chez Air France et depuis deux ans chez Schneider, on ne propose plus de départs anticipés. Il n’y en aura plus non plus chez Thales à partir de 2004. Chez Renault, les ouvriers ne quittent plus l’entreprise avant 57 ans. Même dans la banque, le message est passé. Un accord de branche signé en janvier 2001 par l’Association française des banques (AFB) enjoint les établissements d’éviter toute préretraite avant 58 ans, alors que pendant longtemps les salariés pouvaient tabler sur un départ à 50 ou 52 ans…
Ces changements ne s’opèrent évidemment pas sans résistances. Quinze ans de préretraites massives ont créé des habitudes, comme l’analyse le cabinet de conseil Développement et emploi : « Dans les années 80, elles se vivaient comme un licenciement ; elles sont désormais revendiquées dans de nombreux secteurs comme un droit acquis. » Inverser la vapeur exige donc un long travail de persuasion. « Un gros travail doit être entrepris pour faire changer les mentalités », témoigne Olivier Kudlikowski, responsable de la politique de l’emploi chez Air France. La France possède en effet l’un des plus faibles taux d’activité des 55-59 ans en Europe : ils ne sont que 54 % à occuper un emploi dans l’Hexagone, contre 63,5 % en moyenne dans l’Union européenne, 71 % au Royaume-Uni et 80 % en Suède.
Pourtant, de grandes entreprises tentent déjà de s’occuper de leurs quinquagénaires. « Ces pionnières sont peu nombreuses », précise Janine Freiche, directeur d’études dans le cabinet Entreprise et personnel, qui planche actuellement sur la question. La RATP, par exemple, recourt au temps partiel pour affecter des anciens conducteurs à la lutte contre l’insécurité. L’idée d’un temps partiel en fin de vie active fait d’ailleurs son chemin dans certains groupes qui s’inspirent d’une vieille expérience lancée chez Boiron. Presque tous les quinquagénaires de ce spécialiste lyonnais de l’homéopathie l’ont choisie : « Notre accord permet à des salariés de plus de 54 ans de se désengager progressivement sans perte de salaire », raconte Renée Husson, la DRH. Ainsi, un salarié peut lever le pied sur six ans : il passera les deux premières années à 32 heures par semaine puis les années suivantes à 29 heures, pour terminer à 25 heures. Le succès de l’organisation tient à deux éléments clefs : chaque aménagement est négocié avec le chef de service, et le coût du système – soit 1 % de la masse salariale – est financé par les gains de productivité. Usinor a lui aussi choisi la préretraite progressive (PRP) voilà dix ans, proposant de travailler à 80 % payé 86 % du salaire.
Plus récemment, la Caisse nationale des Caisses d’épargne a fait un usage inédit de la « PRP », l’utilisant comme moyen d’allonger la durée des carrières. Jusqu’en 1999, la CNCE (44 000 salariés) avait un régime de retraite spécifique totalement anachronique qui la mettait au bord du gouffre financier. Pour peu qu’ils aient travaillé trente ans, les hommes quittaient l’entreprise à 55 ans, les femmes à 50 ans. La direction a fini par dénoncer cet acquis pour rejoindre le droit commun et adopter le départ à 60 ans. En échange, elle a négocié avec les syndicats et l’Etat une transition en douceur : une préretraite progressive, qui allonge les carrières par un mi-temps payé 80 à 85 % du salaire.
Face au besoin impérieux de garder les quinquagénaires en poste le plus longtemps possible, quelques entreprises ont adopté d’autres mesures innovantes pour améliorer les conditions